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Interview « Personne ne veut payer le prix du vivant »

Je ressens que mon travail est perçu comme le fruit d'un cultivateur du futile, affirme Jean-Jacques Labat, de Nature et paysage, à Peyrusse-Massas (32). Je ressens que mon travail est perçu comme le fruit d'un cultivateur du futile, affirme Jean-Jacques Labat, de Nature et paysage, à Peyrusse-Massas (32).

Jean-Jacques Labat, Nature et paysage, Peyrusse-Massas (32)

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Jean-Jacques Labat, Nature et paysage, Peyrusse-Massas (32)

Votre entreprise Nature et paysage était renommée dans les années 1990 pour sa collection de plantes carnivores. Comment expliquez-vous vos difficultés économiques actuelles ? J'ai connu les tempêtes, les canicules de 2003 et 2015 qui m'ont fait perdre jusqu'à 60 % de mon stock. Je suis tombé et je me suis relevé plusieurs fois. Dans les meilleures années, le chiffre d'affaires atteignait 130 000 euros, ce qui me permettait un salaire d'à peine 500 euros. Avec la crise, il est tombé sous les 80 000 euros. J'ai dû réduire toutes les charges : plus aucun salarié depuis 2011, baisse du chauffage hivernal dans les tunnels, chasse aux dépenses (arrêt du catalogue papier)... À 56 ans, j'essaie de vendre mon entreprise, et je suis inscrit à l'Association pour l'emploi des cadres, ingénieurs et techniciens de l'agriculture et de l'agroalimentaire (Apecita).Qu'on soit horticulteur, maraîcher, arboriculteur, éleveur ou céréalier, produire du vivant a un coût exorbitant, que les consommateurs mais aussi les partenaires - associatifs et publics - sont loin d'imaginer. Nous sommes nombreux à vendre en dessous du coût de revient de nos produits et aucun ne gagne décemment sa vie au regard des heures travaillées. Les clients ne se rendent pas compte à quel point nos marges sont faibles. Parce que personne ne veut payer le prix du vivant. Les horticulteurs, paysans des serres, paient la TVA à 10 %, ce qui diminue leur trésorerie et les fragilise encore plus. Personne n'a conscience de leur situation, car ils ne parlent pas facilement de leurs difficultés. Je pense qu'il faut dire les choses telles qu'elles sont pour sauver la profession. Car chaque fois qu'une pépinière disparaît en France, c'est une raison de plus pour les banques de refuser un crédit.

Vous avez pourtant été et êtes encore un interlocuteur privilégié sur le sujet des plantes carnivores... J'ai créé mon entreprise en 1986. Dix ans après, j'ai été parmi les premiers à lancer un site Internet, puis une page Facebook sur laquelle j'ai 3 000 fans. Ma collection de plantes carnivores, inscrite au Conservatoire des collections végétales spécialisées (CCVS), était une des plus importantes au monde avec quelque 550 espèces. J'envoyais des plantes dans le monde entier. J'ai écrit quatre livres sur le sujet. J'ai travaillé avec le laboratoire Boiron sur l'intérêt pour la pharmacopée, et je collabore encore avec l'Institut de recherche agronomique (Inra) et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). J'ai aussi participé à des reportages, jusqu'à tout récemment sur M6. Mais il n'y a rien de glorifiant à passer à la télévision et à être au RSA ! Cette année, j'ai participé à la mise en place d'un jardin carnivore au Futuroscope. Tout ce travail médiatique a profité aux plantes carnivores en général, mais pas à mon entreprise. D'autres pépinières se sont développées en France et aux Pays-Bas, et pour ce dernier pays avec une production de masse de quelques espèces. De mon côté, je continuais à multiplier mes taxons, ce qui représentait un travail considérable. J'ai fait aussi l'erreur de ne pas avoir investi dès le départ dans une structure moderne, et de me contenter de tunnels de fraisiers, ce qui rendait complexe la gestion des différents climats nécessaires à la production de mes plantes.

Vous avez été précurseur dans de nombreux domaines, avec notamment la création d'un jardin de plantes carnivores en 2003. Pourtant vous avez dû le fermer ? Cet espace de 5 000 m2 était modeste, mais engagé, et unique en Europe : rien que pour cela, il était remarquable, même s'il n'a pas obtenu le label Jardin remarquable ! J'ai dû le fermer en 2014. La situation en pleine campagne gersoise n'est pas idéale pour une petite attraction comme celle-ci. Elle a fait partie d'un circuit touristique préparé, au milieu des visites d'établissements de foie gras et de canards, ce qui m'amenait des visiteurs. Mais les circuits ont cessé. Le climat n'est pas non plus adapté. Et entretenir le site représentait trop de travail. J'avais mis en place des vidéos dans les serres et des audioguides dans le jardin, ce qui m'avait permis d'afficher le label Ferme pédagogique. J'avais même obtenu le label Tourisme et handicap. Mais il me coûtait plus cher qu'il ne me rapportait.

En 2014, vous avez été un des premiers horticulteurs à faire appel au financement participatif. Avec quel objectif ? Le but était de sauver ma collection de plantes carnivores. Le crowdfunding, sur le site Major Company, m'a permis de lever 12 000 euros, dont une partie a été reversée au CCVS et aux Jardins botaniques de France. J'ai pu chauffer mes serres et maintenir un temps ma collection.Malheureusement, les ventes sur les expositions n'amortissent pas les coûts de conservation. Quatre-vingt quinze pour cent des espèces ne procurent aucune retombée financière. La vente par correspondance a chuté à cause des échanges entre amateurs, des ventes sur des sites comme E-bay et Facebook. J'ai perdu la moitié des taxons, dont une partie à la suite de la canicule de 2015. Je ne suis plus dans le coup pour le commerce en ligne : pas assez de réactivité car il faut multiplier certains taxons, des frais de port trop élevés car il faut emballer soigneusement les plantes. Avec la disparition de plusieurs espèces rares, l'entreprise a perdu de son intérêt pour les collectionneurs amateurs restants.

Vous pensez qu'il n'y a plus de place pour les plantes de collection à notre époque ? L'Association des pépiniéristes collectionneurs (Aspeco), dont j'ai initié la création dans les années 1980, a réuni à son apogée près de 70 pépiniéristes passionnés qui voulaient cultiver la diversité végétale au sein d'une même thématique. Chacun avait une spécialité : plantes carnivores, aromatiques, aquatiques, rhododendrons, mimosas... Et chacun avait une expertise qu'il exposait lors de journées des plantes comme celles de Courson-Monteloup (91). Mais nous avons connu nos meilleures années quand nous pensions qu'elles étaient à venir. Nous vivons la fin d'une époque. La nouvelle génération (les 20-40 ans) veut pouvoir bouger facilement, donc avoir moins d'attache, moins de vivant à la maison. Ceux qui s'intéressent encore aux plantes y voient surtout le côté utilitaire, et de moins en moins l'ornemental. Or je ressens que mon travail est perçu comme le fruit d'un cultivateur du futile ! Mon grand regret est que l'État ne reconnaisse pas la valeur patrimoniale des collections ex situ (produites en dehors du milieu naturel) qui ont autant d'importance que celles in situ, dans la mesure où elles permettent de protéger les végétaux sauvages parfois menacés (arrachages, surexploitation...). Les collectionneurs ne sont pas des pilleurs, mais des conservateurs de la biodiversité.

Propos recueillis par Valérie Vidril

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