Un regard acéré sur le végétal urbain
Anna Yudina n’est pas paysagiste, mais elle a sélectionné le meilleur dans tout ce qui se construit de par le monde et qui laisse une large place au végétal.
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Comment une personne formée à l’art et au graphisme peut-elle en arriver à éditer un livre entièrement consacré au végétal en milieu urbain, aux “villes-jardin’’, pour reprendre son titre ? Parce que le sujet est à la mode ? L’explication serait superficielle. Anna Yudina, native de Russie où elle a fait ses études avant de s’installer en France, estime d’ailleurs ne pas faire exception. En introduction de son livre, elle précise que le « “jardinier’’ se trouve être l’un des thèmes clés d’une conversation avec Marco Casagrande, un architecte dont le travail se situe à la lisière de l’art environnemental et puise largement dans l’urbanisme de guérilla ». Ou que « Luis Bettencourt, théoricien de la physique et expert des systèmes complexes, qui élabore actuellement une théorie mathématique de la ville, voit dans l’attitude du jardinier la démarche urbanistique la plus pertinente et la plus accueillante pour la vie ». Des témoignages qui prouvent, selon elle, la montée en puissance de la notion de “ville-jardin”. Un concept nouveau qui valait bien un livre dont le sujet est « la métropole, la Big City et son “hybridation’’ croissante avec le végétal, sous l’action des jardiniers » (voir encadré et référence en bas d’article).
Anna Yudina s’est ensuite fait connaître un peu plus de notre filière en participant, en marge du Salon du végétal à Nantes en juin dernier, à une conférence intitulée « De Nantes à Babylone, les jardins suspendus » (Lien horticole n° 1070 du 12 septembre 2018, page 8). Une conférence qui marquait le lancement du prochain chantier emblématique de la ville de Nantes, l’Arbre aux Hérons. Un arbre métallique duquel on pourra arpenter les branches entièrement végétalisées. Installé dans une ancienne carrière à quelques centaines de mètres du centre-ville, il sera l’aboutissement de tests réalisés sur l’île de Nantes depuis quelques années, près du fameux hangar qui abrite le Grand Éléphant de bois et des autres machines de l’île imaginées par François Delarozière et Pierre Orefice, dont les créations sont désormais connues dans le monde entier.
Encourager les projets novateurs
C’est après l’arrêt en 2012 de la publication d’une revue consacrée aux innovations dans l’architecture et le design, Monitor, qu’elle avait cofondé en 1999, qu’Anna Yudina s’est demandé comment elle pouvait mettre en valeur les 13 années passées à croiser les différentes disciplines qui travaillent autour de l’architecture. Pendant ses années à Monitor, elle avait rencontré de nombreux architectes, réalisé pour eux des expositions ou monographies, comme pour Zaha Hadid (architecte irako-britannique, à qui l’on doit en France les Archives départementales de l’Hérault, Pierresvives, à Montpellier) ou Jakob + MacFarlane (agence installée à Paris à qui l’on doit le siège d’Euronews à Lyon, entre autres)… Elle rencontre aussi des collectifs comme Coloco, un groupe de paysagistes « qui font de l’entretien des espaces verts une autre histoire » et des architectes encore avant-gardiste mais « à la recherche de nouvelles solutions techniques pour végétaliser le bâti, comme Edouard François, qui, pour sa tour végétalisée dans le XXIIIe arrondissement de Paris, a travaillé avec l’École du Breuil », ou Philippe Rahm qui a joint ses efforts à ceux de Mosbach Paysagistes pour créer, sur les 70 hectares d’un ancien aéroport à Taichung, Taïwan, un écoparc où la nature est augmentée par des “appareils climatiques” alimentés par l’énergie solaire. Elle constate que « les collaborations des architectes avec d’autres professions permettent de mettre au point de nouvelles stratégies et solutions techniques menant à des propositions qui n’étaient pas imaginables avant ».
Cela peut déboucher sur des projets qui fonctionnent plus ou moins bien, mais qui méritent d’être encouragés, selon elle. À Montpellier, celui du Château Le Lez, « L’Immeuble qui pousse », réalisé par Edouard François et l’anglais Duncan Lewis, a été doté de murs en pierre façon gabions. La végétation devait envahir ces pierres, mais le procédé imaginé à l’origine n’a pas eu le résultat attendu, même si, selon l’architecte, le type de construction qu’il avait proposé a permis aux résidents de se passer de climatiseurs. « Cela pose la question de la manière de planter. Il n’est pas possible d’avoir un retour d’expérience et savoir comment faire mieux, sans avoir d’abord fait cette expérience, défend Anna Yudina. Le problème, c’est que, comme me le disait le designer néerlandais Daan Roosegaarde, en Europe, lorsqu’un designer a une idée nouvelle, on lui demande s’il a des références ailleurs, si ça a déjà marché quelque part. En Chine, on lui demande plutôt s’il est sûr que cela ne s’est pas déjà fait ailleurs ! L’Occident a peur du risque, tout doit être garanti, protégé, cela a de bons côtés, mais freine aussi l’évolution et la créativité ! » L’auteure préfère voir plus loin, chercher comment conjuguer ville et nature. Lorsqu’un projet porte sur une vaste friche industrielle dans laquelle le terrain est abondant, on peut tout à fait y créer un nouveau parc, mais dans une ville dense, il est difficile d’imaginer autre chose que de végétaliser les murs, les toitures, etc. Dans certains endroits du monde, ce concept existe déjà, comme ce mur végétal sur lequel travaille le cabinet d’architecture parisien XTU avec Topager et Terreal. Mieux vaut se poser la question de la palette végétale qui pourra s’adapter à cet environnement, quitte à se tourner vers les mousses et le lichen, qui ne détruiront pas le support, trouver les clés pour faire fonctionner le projet, plutôt que de le rejeter en bloc. Et pourquoi ne pas penser à végétaliser les espaces souterrains, comme dans le futur projet The Lowline à New York ?
De nouveaux métiers s’inventent
Avec chacune de ses rencontres, Anna Yudina cherche à savoir « comment le schéma de pensée de ses interlocuteurs influe sur la maison et son intérieur, quelle valeur leur démarche donne au bâti. Elle s’interroge à savoir comment la nature peut rendre la ville plus supportable, en apportant de l’esthétique, en protégeant contre le froid l’hiver, contre le chaud l’été et en rendant la ville plus productive… Il faut cesser d’opposer ville et nature, d’autant que l’on commence à avoir les technologies pour atteindre ce but ». Sans prétendre à l’exhaustivité, les 70 projets présentés dans ce livre amènent en effet à se dire que même si la végétation de telle ou telle réalisation est parfois un peu frustre, une ville entière construite sur les bases de ces quelques immeubles serait plus agréable. Elle pense déjà à l’étape suivante, réfléchit purification de l’air, “biofaçades” productives ou impact de la végétation sur le climat. Elle affirme que de nombreuses études sérieuses sont en cours et que c’est loin d’être de la science-fiction. Dans dix ans, « ces réalisations pourraient encore être des exceptions, anticipe-t-elle. Mais les interventions de végétalisation seront plus courantes, le mouvement aura été poussé par plusieurs forces, des métiers différents, qui auront développé un langage commun avec le temps ». L’utopie de la nature en ville sera « de plus en plus accessible, les projets plus complexes, mais les expériences de plus en plus courantes ». À condition que tous les métiers impliqués s’écoutent et (surtout) s’entendent, se fassent confiance…
Ainsi, de nouveaux métiers sont en train de naître, précise Anna Yudina, aux confins de l’architecture, du design, du paysage. Des métiers qui vont influencer nos modes de vie et notre environnement. On aurait presque hâte d’être dix ans plus vieux pour y être !
Pascal Fayolle(1) Villes-Jardin, par Anna Yudina, éditions Ulmer, publié en 2017, 256 pages, 49,90 euros.
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