" Des filles de l'air made in France et de haute qualité "

Lorsqu'un ancien steward d'Air France cultive des filles de l'air en plein coeur de la Camargue gardoise, l'histoire ne s'invente pas ! Elle débute dans un bar de la capitale en 2011. Pierre Kerrand, le steward, rencontre Daniel Thomin, décorateur et paysagiste nîmois. Mais qu'ont-ils donc en commun ? Une passion d'enfance pour les Tillandsia tout simplement. Elles alimentent leurs premières conversations et très vite, Pierre s'installe à Nîmes (30). C'est alors qu'un projet se forme : racheter ensemble l'entreprise du producteur chez qui ils ont pour habitude d'assouvrir leur passion. En effet, Thierry Béchard, 56 ans en 2013 et installé depuis 1993 à Aimargues (30), est sur le départ pour d'autres projets sous d'autres cieux. Il possède 300 m² de production et un stock de 1 300 plantes qu'il veut céder. Cinq repreneurs sont sur les rangs. Mais aucune banque n'accepte de financerla reprise d'une production jugée trop petiteet surtout trop risquée.

> Production de la graine à la fleur. Daniel est titulaire d'un BTS « pépinières et paysage », tandis que Pierre souhaite se reconvertir après avoir exercé 18 ans dans l'aviation. Et ensemble, ils ont la possibilité de s'autofinancer. Ils remportent donc l'affaire et créent Tillandsia Prod, une société civile d'exploitation agricole (SCEA), et une structure de commercialisation. Thierry Béchard les accompagne pendant la première année. Les deux compères savent exactement ce qu'ils veulent faire. Perpétuer l'éthique du créateur et développer une production 100 % française de Tillandsia de haute qualité. Ce qu'ils font, lorsqu'en 2016, ils doivent quitter le terrain pour s'agrandir. L'entreprise déménage à 5 kilomètres, au Cailar (30), sur un hectare occupé deux ans avant par une pépinière de plantes d'aquarium. La production est désormais abritée dans une serre froide multichapelle en plastique double-parois gonflables de 2 200 m² et les deux dirigeants récupèrent matériels et bassins.

> Cannelle et canards. Toutes les plantes sont produites à partir de divisions de touffes (rejets) ou de graines. Pierre Kerrand se charge de jouer les colibris : « Il a une tige pour butiner et on le voit voler de fleur en fleur dans la serre pour les polliniser à la main, selon une technique encore un peu aléatoire ! », s'amuse Daniel Thomin. La technique s'est grandement améliorée avec, par exemple pour les hybridations, le marquage des variétés sur les bractées, ce qui permet un meilleur suivi des nouvelles variétés. Les graines obtenues sont mises à germer, dans de l'eau à 25 °C acidifiée à pH 6, durant une semaine à un mois. Puis, les plantules passent sur tulle plastique (moustiquaire) pendant un an. Ensuite, les Tillandsia usneoides sont suspendus tandis que les autres espèces reposent sur des cadres munis de grilles en métal ou tendus de filets à olives. Des systèmes de fabrication « maison », mobiles et facilement manipulables, et qui sont adaptés à chaque espèce et à chaque stade de développement des plantes. Le tout est arrosé, avec une eau de forage acidifiée et enrichie d'engrais quand il le faut, par aspersion, grâce à l'équipement automatique de la serre, puis manuellement. Ce qui permet de bien contrôler l'état sanitaire de la production.

Car pour solide et facile à vivre que soit le genre, la pourriture ou les acariens menacent. Autant que faire se peut, Daniel et Pierre privilégient les méthodes naturelles comme la cannelle en préventif de la pourriture ou de la poudre de diatomée, acaricide. Toutefois, en cas de persistance d'attaque d'acariens en été, un traitement systémique est nécessaire pour une protection efficace jusqu'à l'automne. Contre les cochenilles, pas d'autre solutions que les produits conventionnels. En revanche, deux canards coureurs indiens font bombance des escargots blancs. « Ce fléau du sud de la France est littéralement éradiqué de la pépinière par ces volatiles, très économiques de surcroît », se félicite Daniel Thomin.

> Des floraisons naturelles. Les Tillandsia sont ainsi cultivés avec grand soin. Le but ? Obtenir des plantes solides et non forcées grâce à une fertilisation modérée et une méthode d'endurcissement éprouvée : en hiver, les plants les plus fragiles sont maintenus hors gel tandis que les plus rustiques peuvent résister à - 5 °C voire - 10 °C. La serre n'est chauffée qu'à partir de - 2 °C. De plus, il n'y a pas de traitement d'induction florale pour garder des floraisons naturelles. Elles interviennent en hiver grâce à la fraîcheur, au printemps avec le soleil et, en été grâce à la chaleur et au plein soleil reçu en début de printemps. Les plantes sont élevées jusqu'au stade de la première fleur, de 5 à 10 ans en général, un minimum pour pouvoir les vendre. Daniel et Pierre prennent donc leur temps pour bien faire et n'ont pas à rougir de leurs résultats. La collection compte aujourd'hui 350 000 plantes adultes, dans 350 espèces, variétés et hybrides et un million de jeunes plants, une production unique en Europe, récompensée à Chantilly (60) par un Prix des collections en mai 2016 et un Mérite en mai 2017 pour T. ionantha et T. xiphinoide. Un rendez-vous incontournable pour l'entreprise qui vend essentiellement aux particuliers en sillonnant la France lors des grandes fêtes des plantes. L'occasion de prêcher la bonne parole car ces végétaux, très à la mode au début des années 1980, « ont été mal vendus et le sont encore, se désole Daniel Thomin. Les présenter en vrac, d'intérieur et d'extérieur mélangés dans des paniers sans distinction de variété, c'est aller tout droit à l'échec. Quant aux boules en verre, direction le cimetière en deux semaines ! Ces filles de l'air, par définition, ne suppor-tent pas d'être enfermées, elles pourrissent. »

> R & D et paysagisme. C'est pourquoi, pour assurer un développement pérenne de leur société, les deux dirigeants veillent à conseiller leur clientèle et se lancent dans la R & D avec Julien Vigo, arrivé en 2017 comme pilote. Titulaire d'une licence en biologie cellulaire, moléculaire et physiologie, il est botaniste enseignant et créateur du site Tropi-qualité.fr. L'objectif est de produire des plantes destinées à l'intérieur, résistantes à la sécheresse de l'air et avec une floraison attractive. Si T. 'Houston' « Red Princess », qui offre une jolie floraison hivernale, fait partie des meilleures ventes avec les T.ionantha, toutefois « atteindre la perfection des orchidées hybrides est possible, affirme Daniel Thomin. Et pour l'extérieur, nous devons disposerde végétaux encore plus rustiques. » Ce qui permettra d'élargir l'offre adaptée aux paysagisteset aux murs végétaux. À cet effet, 3 000 m² d'ombrière sont prévus en 2018 pour augmenter la production d'espèces rustiques telles que les T.bergeri et les T.aeranthos, les plus demandées, ou encore les T.ixioides.

Autre axe de développement, l'export vers le Japon, le Pérou, Taïwan ou le Brésil. Alors que les autorisations pour la vente en dehors de l'espace Schengen sont toujours en cours, le renfort, depuis cette année, de Béatrice Malécot, salariée à mi-temps chargée de développer le commerce, ne sera pas superflu. Pierre Kerrand et Daniel Thomin ont les pieds sur terre. Certaines de leurs filles de l'air mettront 40 ans à fleurir. Ils sont conscients que leur entreprise doit durer ! n

Isabelle Cordier